Frédéric Meurin est écrivain. Après dix ans de théâtre et vingt d’informatique, Frédéric Meurin se consacre désormais à plein temps à une passion qui l’a toujours porté: l’écriture. Auteur de deux romans (La Troupe, 2016 et La Petite fille qui détestait les étoiles, 2017), il contribue également sur de nombreuses gammes de jeu de rôle (7e Mer Deuxième Édition, Tiny, Vermine 2047, Oreste, Valerian…) et comme organisateur scénariste sur le jeu de rôle grandeur nature.
En 2021, il participe pour la troisième fois à l’Ultime Western et nous lui confions le rôle d’Emmett Dalton dans le scénario « Tortuga ».
Emmett Dalton, figure historique de l’Ouest dont le nom de famille a été popularisé en France et en Europe par la célèbre série de bandes dessinées « Lucky Luke » ou les Daltons représentés sont les « cousins éloignés » des vrais Dalton: Bob, Grattan, Bill et Emmett Dalton, le plus jeune des frères.
Dans le scénario de l’Ultime Western 2021 « Tortuga », c’est un Emmett Dalton qui commence à peine une hypothétique carrière de romancier et d’artiste de cinéma naissant dans l’Amérique de 1914. Un personnage à la biographie adaptée à notre histoire, un peu comme « et si… Mr Dalton avait croisé un tel, ou telle actrice à tel endroit, et si il avait eu des liens douteux avec des personnes peu fréquentables, et si… etc.
Nous ne vous conterons pas ici les péripéties et les aventures de Fréderic lors du jeu. Elles lui appartiennent, mais, inspiré par le rôle qu’il aura eu a jouer pendant plusieurs jours et jusqu’au dénouement final du scénario, il a nous a fait l’immense plaisir de terminer son histoire: l’histoire de son personnage.
Et si…
Et que devient Monsieur Dalton… – texte intégral de F. Meurin, l’interprète du rôle de Mr Dalton à L’Ultime Western 2021 « Tortuga ».
La diligence démarre et pour la première fois, je suis assis à côté du conducteur. Des regards me hantent, des gars qui me voient du haut de leur carriole : je leur braque un six coups ou une winchester sous le nez – ou tout comme, à cette distance, la balle vous perce une troisième narine tout pareil, et rien qu’à cette idée, ils deviennent plus pâles que les quelques chicots qui leur restent. C’est bien loin tout ça. Je pars en voyage, c’est tout, et comme la diligence n’était prévue que pour quatre personnes, à qui j’ai cédé l’intérieur, me voilà en terrasse. Je préfère ça au fond : voyager au grand air. Ça ne vaut pas un cheval, mais bon, ça ira. Et puis la doctoresse m’a interdit de monter avant… avant un moment. J’ai bien vu à son regard qu’elle ne comprenait pas trop. La balle a traversé ma cuisse sans rien toucher. C’est à peine si ça a saigné. Je marche, je pourrais sans doute rester un moment sur un canasson. Mon cul assis sur un banc, tracté par un attelage complet, c’est tout aussi bien. Ne pas inquiéter la dame.
La diligence démarre et nous dépassons le gibet de La Hood. Qu’est-ce qui m’a pris de vouloir protéger cette ordure de McDonald ? « Tu me dois protection. » Il était au fond du trou, sans le moindre moyen de pression… Le premier imbécile se présente et me signale qu’il va y avoir du grabuge, et au lieu de le virer à coup de botte dans le désert, je m’interpose entre lui et le croquemitaine. Mais quel vieil entêté je fais. Comme si l’ombre de la légende allait arrêter des loups comme Crowley, Luciano ou Colossimo… Ils ont soif de sang, de pouvoir, d’argent, là où nous ne rêvions que de liberté. Carmichael et O’Hara ont bien réagi. Même Denton est plus sage que moi, quelque part. Vieux, mais vivant. Je ne comprends plus rien à ce monde. Y ai-je jamais compris quelque chose ?
La diligence démarre et croise cet engin du diable, plus rapide et plus endurant que le meilleur cheval que je monterai jamais. C’est avec des motocyclettes comme ça qu’ils s’affrontent en Europe ? Grand bien leur fasse. Ce ne sera qu’une étape. Et j’ai connu périple plus mouvementé. Washington, Londres ou je ne sais quel port du nord de l’Europe, et puis Vienne. Il paraît que dans sa chambre, tombent de pourpre et d’ambre de lourdes tentures de soie… c’est beau. À travers les persiennes, on voit l’église Saint-Étienne, et quand le soir se pose, c’est bleu, c’est gris, c’est mauve, et la nuit par-dessus les toits, que c’est beau Vienne… Elle m’en parle, j’ai hâte de découvrir. Une étape là encore. Un mariage, un anoblissement, quelques rencontres avec la famille – tout ça dans le désordre, car enfin, un vieux Dalton dans la vieille aristocratie du vieux monde fera toujours désordre. Et puis le voyage de noces, long, loin, sans doute sans retour. Pourquoi rester en Europe si c’est la guerre ? L’Allemagne gagne mais on sait comment se passent ces choses-là. Les sudistes aussi gagnaient… Qu’est-ce que ça me fait. Faisons le trajet inverse de Colomb et découvrons l’Inde, la vraie, cette fois. Province britannique, gage de stabilité s’il en est.
La diligence démarre et je me retourne : la caméra ! J’ai oublié la caméra ! Pourvu que Lilian y pense. Ou Guy. Il ne jouera pas les héros masqués longtemps. Ce n’est plus un monde pour les héros en cape. À New York, j’entendais les ingénieurs discuter des améliorations qu’ils veulent apporter : le son, la couleur, des caméras plus mobiles. Ça va trop vite. Je ne peux plus suivre. Pas envie de cramer comme Tom. Et puis quoi, je ne suis pas acteur. Je ne veux pas l’être. Lilian cherche à oublier son passé, peut-être encore plus chargé que le mien, malgré son jeune âge, alors elle adopte tous les masques qu’on lui tend. Elle veut s’inventer un nom, une vie. J’ai déjà eu tout ça. Oubliez-moi. Pas envie de finir trimballé de plateau en scène de théâtre, l’attraction que l’on montre, le témoignage du passé, le survivant d’un âge mort. Et après quoi ? On trimballera mon cadavre dans des freak shows, où les badauds se presseront pour prélever un doigt, un cheveu, une dent ? Je n’ai pas envie de finir en pièces détachées dans les tiroirs de l’Amérique, que des petits-enfants videront à la poubelle avec le reste du bric-à-brac de leurs grands-parents. Pas envie de finir en accessoire de cinéma dont on aura oublié qu’autrefois, c’était un homme. Donnez-moi la tombe que mes frères n’ont pas eue.
La diligence part et sa réalité me réconforte. La poussière me fait garder la bouche fermée, le soleil me plisse les yeux. Mon vieux costume élimé arrivera blanc à Washington, faudra m’épousseter comme une vieille carpette sur le seuil des buveurs de thé. Tu parles d’un acteur. J’ai joué à l’être. À être sombre et terrifiant. Pas banal pour quelqu’un qui n’a jamais tué un homme, malgré tous les morts qu’on lui a prêtés. Malgré toutes les morts qu’on lui a espérées… J’aurais pu me reconvertir dans la blague, celle qui fait vendre : trouver des slogans idiots, de ceux qu’on commence à voir fleurir dans les gazettes ou sur les briques de lait. Une formule stupide mais accrocheuse qui fera gober tout et n’importe quoi à des gogos. Ai-je envie d’être un clown, fut-il gratte-papier ? Emmett Dalton, publicitaire qui fait mouche ? J’ai même pas été foutu d’en loger une dans le buffet de Crowley. Alors combien de temps la légende des 23 balles durera-t-elle encore ? Bon sang, personne à La Hood ne semblait comprendre. Pas 23 dans une vie. 23 en même temps. Et aucune dans les dents, ah ah ! Pas comme mon frère dont j’ai vu le visage arraché par un tir plus chanceux qu’un autre. La chance… elle est dictée par le côté où on se place du canon, n’est-ce pas ? 23 et pas une dans les dents… L’orichalque ? Peut-être. Weighdry y croyait, déjà. Maintenant ils se battent tous pour cela. Même Birgit semble y croire. D’autres disent en posséder des stocks plus importants encore. Ce métal semble trop beau pour être vrai. L’or des fous, dans sa version du vingtième siècle ? Va savoir… Par contre… la chance ? J’y crois davantage. Paradoxal, n’est-ce pas ? Les shérifs de 60 ans existent, les repris de justice épousent des comtesses autrichiennes, alors pourquoi la chance n’existerait-elle pas ? Je l’ai plus souvent vue qu’un métal soi-disant magique. Et si ma chance est due à une statuette que j’aurais chipée il y a des années, ainsi soit-il. Elle aurait pu tout autant épargner mes frères.
La diligence démarre et je pivote sur le banc. Je tends le bras, fais sauter trois verrous, attrape l’instrument. La caisse est fendue à son arrière, enfoncée sur l’une des cornes, une frette se décroche… un vieux machin mal foutu, comme moi. Ça fera l’affaire. Le cocher me jette un coup d’œil. Me demande si je sais en jouer. J’apprends. Je n’ai rien du jeune premier qui chante la sérénade. Birgit n’est pas non plus une jouvencelle. Même si son sourire… Un tirage de cartes : « faites confiance au changement » lui a dit Francesca – ou quelque soit le nom de la fille Escobar. Est-ce que je crois aux cartes ? J’ai voulu y croire pour sauver la tête de Murphy, pour ne pas me salir les mains, pour ne pas me colleter la vengeance de Maureen. J’ai donné. Croire aux cartes ? Ouais. Oui. Pour le sourire de Birgit, je suis prêt à croire un paquet de 32, voire même de 54 cartes. Jeu de l’amour et du hasard ? J’ai lu ça, à New York… ça finit toujours mieux que Roméo et Juliette,alors… J’égrène les notes, un air crépusculaire – faudrait pas que mon voisin s’imagine le vieux Dalton, la légende de l’ouest en cœur tendre. Faudrait pas inquiéter la dame.
Merci Frédéric.
Quel magnifique Emmett vous fûtes !